
Si le spectacle vivant est désormais à l’arrêt pour un temps indéterminé, les attaques aux différents statuts des artistes n’ont, elles, jamais été confinées. Puisque la crise sanitaire a mis au-devant de la scène le triste débat du Essentiel/Non essentiel, qui n’aurait pas de raison d’être dans une société progressiste, on peut s’interroger sur le niveau réel d’évolution d’une civilisation qui jugerait nécessaire l’entassement de milliards dans la poche de quelques-uns, mais facultative la subsistance de milliers d’artistes créateurs et interprètes.
Le statut d’intermittent du spectacle est une véritable innovation, en cela qu’il désacralise l’emploi et officialise la reconnaissance du travail et de la valeur professionnelle permanente de l’artiste, en- dehors des heures que l’employeur a choisi de considérer comme « travaillées ».
Les conditions d’éligibilité à ce droit au salaire, hors emploi, ont autrefois été abaissées de 1000 heures à 507 heures annuelles, notamment grâce à l’action de la CGT. La bataille doit continuer à être menée pour abaisser encore cette exigence et reconnaître aux artistes le droit d’être rémunérés pour leur compétence. Pourtant, c’est dans le sens inverse que voguent les gouvernements qui se sont succédés à la tête du pays, avec une palme d’or spéciale pour l’ère Macron qui voit la cause des travailleurs de la culture littéralement foulée aux pieds, Covid-19 aidant.
La volonté de faire des artistes, comme de tous les travailleurs de ce pays, des hommes et des femmes enchaînés au bon vouloir de leurs employeurs pour pouvoir vivre de leur travail, est un retour à une forme de sujétion féodale – nous avons tous en tête l’image de Joseph Haydn en livrée accomplissant des travaux domestiques pour son « bienfaiteur ». Parallèlement aux tentatives de destruction du statut d’intermittent, nous assistons depuis quelques années à un dessèchement drastique des structures culturelles permanentes sur le territoire ; et en particulier de la Fonction Publique, ennemie numéro un de nos dirigeants politiques, pour la bonne raison qu’elle amorce la reconnaissance de la qualification personnelle du travailleur.
Collectivités locales employant des artistes permanents épinglées par les chambres régionales des comptes ; opéras, orchestres et théâtres voyant leurs subventions se tarir ou subir des baisses conséquentes ; musiciens, choristes, danseurs, régisseurs et techniciens non renouvelés ou non remplacés à la suite de leur départ en retraite, jusqu’aux deux missions d’études créées tout récemment par Roselyne Bachelot pour dresser d’une part un état des lieux de l’art lyrique en France, évoquant la « mutualisation » entre théâtres lyriques, et « refonder un pacte autour des orchestres symphoniques » d’autre part, en écho avec les volontés de réduction ou de fusion des orchestres qui se manifestent un peu partout en France ; tout ceci participe de ce mécanisme voulu qui va plonger dans la précarité des milliers de jeunes artistes qui pourraient pourtant prétendre à vivre dignement de leur art.
Dans une société où nos dirigeants politiques et les administrations qu’ils nomment semblent comptabiliser le nombre de notes jouées lors d’un concert de la même façon que le nombre de petits pois vendus dans une boîte de conserve, les artistes entendent résonner à leurs oreilles, chaque jour, la même sempiternelle litanie, qu’ils soient intermittents du spectacle ou permanents : « Attention, vous ne faites pas assez d’heures ! », alors même qu’ils ne comptent pas depuis la petite enfance les heures passées à acquérir et maintenir leur niveau de compétence, souvent parallèlement à un parcours scolaire complet.
Permanents comme intermittents, on organise la surveillance du nombre d’heures que l’employeur aura daigné leur faire faire, alors que c’est pour leur qualification personnelle qu’ils ont réellement été recrutés. Bien souvent, les artistes, salariés, intermittents, agents publics, offrent à la société des compétences et des créations dont les employeurs ne se saisissent pas. La crise sanitaire en a été le révélateur ; et l’on voit des collectivités locales utiliser plus volontiers un artiste musicien de haut niveau pour servir de bande son à un centre vaccinal, que pour l’autoriser à faire son métier en démontrant son inventivité. Et c’est tantôt avec une juste indignation, tantôt avec un sentiment de désespérance et d’inutilité, que réagissent les artistes réduits à des tâches d’exécutants, voire à aucune tâche du tout.
Ainsi, la première bataille à mener est en nous-mêmes. Si les notes enchantées que nous créons sont des petits pois dans la tête de nos classes dirigeantes, réalisons que c’est nous qui les avons cultivés, élevés, cueillis ; c’est encore nous, artistes, qui préparons les boîtes et créons la richesse dont nos employeurs vont profiter, par notre travail et par ce que nous sommes.
Cette double attaque, à l’intermittence d’une part, à l’emploi permanent d’autre part, doit dessiner la stratégie de celles et ceux qui œuvrent et luttent pour la survie des artistes, pour revendiquer un monde dans lequel la précarité sera chaque jour davantage repoussée. Cette lutte contre la précarité, c’est bien le principal combat de l’être humain depuis la Préhistoire. A cette double attaque doit répondre une double offensive, unie par une même voix et une même revendication, portée par tous ceux qui créent la culture, chaque jour : nous avons besoin d’un véritable service public de la culture, acquis à tous et pour tous ; une carte verte de la culture, parce qu’elle est vitale ; pour cela, nous avons besoin d’un véritable statut pour tous les travailleurs de la culture, créateurs de richesse. Et parce que ce sont avec nos rêves que nous gagnons nos combats, parce que nous ne savons pas que c’est impossible, revendiquons pour les artistes une nouvelle filière au sein de la Fonction Publique, reconnaissant enfin la qualification personnelle des travailleurs du spectacle vivant.
Violaine Darmon, violon solo de l’Opéra de Nice, membre de Convergence des Luths
Un avis sur « Permanents et intermittents : pour un véritable statut de travailleur du spectacle vivant »